Paul-Louis Courier

Korrespondent, Pamphletist, Hellenistische
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prec A Sophie Pigalle - 10 septembre 1806 [A M. Guilhem de Sainte-Croix] A M. Viollet-le-Duc - 15 octobre 1806 Suiv

Mileto, le 2 octobre 1806

M onsieur,

Attaque de brigandsAttaque de brigands Depuis ma dernière lettre, à laquelle vous répondîtes d'une manière si obligeante, il s'est passé ici des choses qui nous paraissent à nous de grands événements, mais dont je crois qu'on parlera peu dans le pays où vous êtes. Quoi qu'il en soit, vous, Monsieur, si vous voulez casus cognoscere nostro1, ne vous en fiez point aux gazettes, mais à ce que je vais vous dire. C’est l'histoire de la Grande Grèce pendant ces trois derniers mois.
Les Anglais nous ont bien frottés, et à bon marché, car je ne crois pas qu’il leur en coûte cinquante hommes. Ce fut le 4 juillet dernier. Le combat dura dix minutes, et en dix minutes nous perdîmes le tiers de notre monde (environ 2000 hommes), notre artillerie, nos bagages, magasins, trésor, administration, en un mot tout ce qu’on peut perdre. La Calabre entière se souleva et tourna contre nous les armes que nous lui avions imprudemment laissées. Pendant trente jours de retraite, sur une plage brûlée par la canicule, à travers des nuées de montagnards féroces, bien armés, bons tireurs, ce que nous eûmes à souffrir ne se peut imaginer ; vivant à la pointe de l’épée, disputant à coups de fusil quelques mares d’eau bourbeuse, voyant à cent pas de nous massacrer nos blessés, nos malades, tous ceux que le sommeil, la fatigue, l’inanition forçaient de rester en arrière. Les munitions nous manquaient et de cela seul il était aisé de prévoir que nous devions tous périr sous le feu des paysans, quand nous ne pourrions plus les repousser. Enfin nos soldats se révoltèrent et tirèrent sur leurs officiers. L’habitude du pillage, unique moyen de subsister, avait détruit toute discipline.
Il faut rendre justice au général Reynier ; sa constance ne s’est pas démentie un instant. A le voir vous eussiez dit qu’il ne se passait rien d’extraordinaire. Il reçoit la nouvelle la plus accablante comme si on lui annonçait que le souper est servi. Il fait voir en lui réellement tout ce qu’ont écrit les stoïques de leur Sage dans l’adversité. Cette imperturbabilité toute admirable qu’elle est, ne suffit pourtant pas à un chef dont le but doit être moins de montrer du courage que d’en inspirer. Il y a un courage qui se communique et qui force la destinée, comme a très bien dit Racine. Si Marc-Aurèle et Julien furent aussi bons capitaines que l’histoire le dit, ils durent mettre souvent de côté leur ataraxie, leur aorgerie.
Gaete (Italie)Gaete (Italie) Notre situation était triste. Nous ne pouvions guère aller plus loin, quand nous rencontrâmes Masséna qui venait du siège de Gaète. Alors nous retournâmes sur nos pas, formant l’avant-garde de cette petite armée et faisant aux insurgés la plus vilaine de toutes les guerres. Nous en tuons peu, nous en prenons bien moins. La nature du pays, la connaissance et l'habitude qu'ils en ont font que même étant surpris, ils nous échappent aisément ; non pas nous à eux. Ceux que nous attrapons, nous les pendons aux arbres, et quand ils nous prennent ils nous brûlent le plus doucement qu'ils peuvent. Moi qui vous écris, Monsieur, je suis tombé entre leurs mains. Il a fallu plusieurs miracles pour me sauver de l’auto-da-fé auquel on me destinait. Je l’ai souvent échappé belle dans le cours de cette campagne. Car outre ma part des boulets dans les occasions j'ai fait deux fois le voyage de Reggio à Tarente, c'est-à-dire plus de cinq cents lieues, tantôt à pied, tantôt à cheval, quelquefois à quatre pattes, quelquefois glissant sur mon derrière ou culbutant du haut des montagnes, sans cesse menacé du sort qu’eut dans ce même pays le poète Ibycus. C'est dans une de ces courses que je fus pris par des brigands (Di meliora piis )2. Enfin, il n'y a pas un bois, pas un précipice, pas un coupe-gorge dans toute la Calabre que je n'aie traversé souvent seul et toujours peu accompagné. Un jour, de sept hommes qui me suivaient, quatre furent tués avec cinq chevaux par les montagnards. Nous avons perdu et perdons chaque jour de cette manière une infinité d'officiers et de petits détachements. Une autre fois pour éviter pareille rencontre, je montai sur une petite barque, et ayant forcé le patron à partir malgré le mauvais temps, je fus emporté en pleine mer, trop heureux d’être jeté sur la côte d’Otrante. A soixante lieues de l’endroit où j’allais. Une autre fois, sur une autre barque, je passai sous le canon d’une frégate anglaise ; on me tira quelques coups. Tous mes marins se jetèrent à l’eau et gagnèrent la côte en nageant. N’en pouvant faire autant, je restai seul comme Ulysse, comparaison d’autant plus juste que ceci m’arriva dans le détroit de Charybde, à la vue d’une petite ville qu’on appelle encore Scylla, où je ne sais quel dieu me fit aborder paisiblement. J’avais coupé avec mon sabre les cordages qui tenaient ma petite voile latine, sans quoi j’eusse été submergé.
Les Anglais se battent bien, même à terre. Quoiqu’ils fussent plus nombreux que nous, on ne peut leur contester d’avoir montré un flegme et une fermeté qui devaient l’emporter sur notre étourderie. Ils marchaient à nous ; nous courûmes à eux ; nous les chargions sans tirer, ils nous attendirent à petite portée et leurs premières décharges nous battirent des rangs entiers. Nous fûmes bientôt en déroute, ils ne nous poursuivirent pas. Je n’ai pas pu savoir pourquoi. Leur conduite après la bataille fut extrêmement généreuse, ils eurent plus de soin de nos blessés que nous n’en aurions eu nous-mêmes, et pour les soustraire, ainsi que nos fuyards, à la rage des paysans, ils dépensèrent beaucoup. J’ai vu une lettre de Sir Stuard à un officier, qu’il fut obligé de laisser dans un village, ses blessures n’ayant pas permis de le transporter à bord ; on ne peut rien écrire de plus honnête. Nous n’eûmes pas ces attentions pour les Autrichiens blessés à Castelfranco, quoiqu’il se trouvât parmi eux un général né Français, le prince de Rohan. Ce fut la réflexion que je me fis, ayant la mémoire toute fraîche de cette affaire. Nos officiers pour la plupart retrouvent leurs effets où ils les ont laissés ; ce qui manque a été pillé par nos propres domestiques ou par les troupes napolitaines. Les Anglais n’ont pris que les papiers. Ce n’est pas là notre méthode. Ils ont exactement payé tout ce que le pays leur a fourni. Nous, nous prenons aux habitants leurs denrées et leur argent. On peut dire de tous nos généraux : Hic petit excidiis urbem miserosque penates ut gemmâ bibat et sarrano dormiat ostro3.
Imaginez comme on nous aime. Il y a tel village en Calabre où un jeune homme ne se marie point s’il n’a tué au moins un Français. Dans la maison où l’on me faisait l’accueil le plus flatteur, j’ai toujours vu les enfants que je voulais caresser me repousser avec horreur.
Extrait de l'Iliade de Turnèbe ayant appartenu à RacineExtrait de l'Iliade de Turnèbe ayant appartenu à Racine Vous croirez aisément, Monsieur, qu’avec de telles distractions, je n’ai eu garde de penser à l’antiquité. S’il s’est trouvé sur mon chemin quelques monuments, à l’exemple de Pompée, ne visenda quidem putavi4. J'avais sauvé du pillage de mes pauvres nippes ce que j'appelais mon bréviaire. C'était une Iliade de l'imprimerie Royale, un tout petit volume dont je lisais tous les jours quelques pages. Je l’appelais mon bréviaire. C’était une Iliade de Turnèbe que peut-être vous aurez vu dans les mains de l'abbé Barthélémy, car cet exemplaire me venait de lui (quam dispari domino5), et je sais qu'il avait coutume de le porter dans ses promenades. Pour moi, je le portais partout afin de n’être jamais seul. Mais l'autre jour, je ne sais pourquoi, je le confiai avec ma valise à un soldat qui me conduisait un cheval de main. Cet homme fut tué et dépouillé. J'ai perdu huit chevaux tués ou pris, mes habits, mon linge, mon manteau, mes pistolets, mon argent, mes domestiques. Je ne regrette que mon Homère, et pour le ravoir, je donnerais la chemise qui me reste. C'était toute ma société, ma consolation, mon unique entretien dans les haltes et les veilles. Mes camarades rient. Je voudrais bien qu'ils eussent perdu leur dernier jeu de cartes, pour voir la mine qu'ils feraient.
Vous conter de pareilles misères, n’est-ce point trop abuser de votre complaisance. Si nous nous arrêtions quelque part, si j’avais seulement le temps de regarder autour de moi, je ne doute point que ce pays, où tout est grec et antique, ne me fournît aisément de quoi vous intéresser et rendre mes lettres plus dignes de leur adresse. Il y a dans ces environs des ruines considérables, un temple qu’on dit de Proserpine. Les superbes marbres qu’on en a tirés sont à Rome, à Naples et à Londres. J’irai voir, si je puis ce qui en reste et vous en rendrai compte si je vis et si la chose en vaut la peine.
Je finis ce volume en vous suppliant de présenter mon respect à Madame de Ste Croix et à M. Larcher. Il faut les saluer en vers d’Homère.
Que n’ai-je ici son Hérodote, comme je l’avais en Allemagne. Je le perdis justement comme je viens de faire mon Homère, sur le point de le savoir par cœur. Ce que je ne perdrai jamais ce sont les sentiments que vous m’inspirez l’un et l’autre dans lesquels il entre du respect, de l’admiration, et si j’ose le dire, de l’amitié.
J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble et obéissant serviteur.

Courier, chef d’escadron, armée de Naples

[La partie qui suit ne figure pas dans la lettre originale. C’est un brouillon écrit de la main de Courier en 1825.]

Vous croirez sans peine, Monsieur, qu'avec de pareilles distractions je n'ai eu garde de penser aux antiquités : s'il s'est trouvé sur mon chemin quelques monuments, à l'exemple de Pompée, ne visenda quidem putavi. Non que j'aie rien perdu de mon goût pour ces choses-là, mais le présent m'occupait trop pour songer au passé : un peu aussi le soin de ma peau, et les Calabrais me font oublier la grande Grèce. C'est encore aujourd'hui Calabria ferox. Remarquez, je vous prie, que, depuis Annibal, qui trouva ce pays florissant et le ravagea pendant seize ans, il ne s'est jamais rétabli. Nous brûlons bien sans doute, mais il paraît qu'il s'y entendait aussi.

Pour la Calabre actuelle, ce sont des bois d'orangers, des forêts d'oliviers, des haies de citronniers. Tout cela sur la côte et seulement près des villes : pas un village, pas une maison dans la campagne. Elle est déserte, inhabitable, faute de police et de lois. Comment cultive-t-on, direz-vous ? Le paysan loge en ville et laboure la banlieue ; partant le matin à toute heure, il rentre avant le soir, de peur... En un mois, dans la seule province de Calabre, il y a eu plus de douze cents assassinats ; c'est Salicetti6 qui me l'a dit. Comment oserait-on coucher dans une maison des champs ? On y serait égorgé dès la première nuit. Les moissons coûtent peu de soins ; à ces terres soufrées il faut peu d'engrais ; nous ne trouvons pas à vendre le fumier de nos chevaux. Tout cela donne l'idée d'une grande richesse. Cependant le peuple est pauvre, misérable même. Le royaume est riche ; car, produisant de tout, il vend et n'achète pas. Que font-ils de l'argent ? Ce n'est pas sans raison qu'on a nommé ceci l'Inde de l'Italie. Les bonzes aussi n'y manquent pas. C'est le royaume des prêtres, où tout leur appartient. On y fait vœu de pauvreté pour ne manquer de rien, de chasteté pour avoir toutes les femmes. Il n'y a point de famille qui ne soit gouvernée par un prêtre jusque dans les moindres détails ; un mari n'achète pas de souliers pour sa femme sans l'avis du saint homme…

C’est le royaume des prêtres, où tout leur appartient et les femmes surtout ; on fait vœu de pauvreté pour ne manquer de rien et vœu de chasteté pour avoir toutes les femmes. Elles sont à demi-recluses. On trouve ici un commencement de l’Orient.


[1] Connaître nos infortunes.  Note1
[2] Dieux, traitez-mieux ceux qui sont pieux. (Virgile, Georgiques, III, 513).  Note2
[3] L’un conspira la destruction d’une ville et de ses pauvres foyers pour boire dans une gemme et dormir dans la pourpre de Sarra (Virgile, Georgiques, II, 505-506).  Note3
[4] Je n’ai pas même pensé regarder ces curiosités.  Note4
[5] De quel maître différent !  Note5
[6] Antoine, Christophe Salicetti (1757-1809). Membre d’une famille italienne de Plaisance, il naquit en Corse. Il fit de solides études classiques et devint avocat. Rédacteur des Cahiers de doléance corses, député aux Etats-Généraux, à la Convention, il organisa en 1795 la Corse en deux départements. Membre du conseil des Cinq-Cents, il s’opposa au coup d’Etat du 18 Brumaire et fut éloigné, d’abord en Corse puis en Italie. En 1806, il fut nommé ministre de la police de Joseph Bonaparte, puis de la guerre. Il le resta jusqu’en 1809 et fut détesté des Napolitains qui firent sauter son palais à Naples. C’était un cupide personnage. Il mourut à Naples dans des circonstances mystérieuses : d’une crise de coliques néphrétiques selon sa fille, empoisonné au cours d’un repas selon d’autres personnes.  Note6

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